mercredi 17 janvier 2018

Lettre de Nadejda à Ossip Mandelstam




Ossia, mon chéri, mon ami lointain !

Mon amour, les mots me manquent pour cette lettre que tu ne liras peut‑être jamais. Je l'envoie dans l'espace. Peut‑être ne serai‑je plus là lorsque tu reviendras. Ce sera alors le dernier souvenir que tu auras de moi.

Ossioucha, notre vie d'enfants à tous les deux, comme elle fut heureuse ! Nos disputes, nos querelles, nos jeux et notre amour. A présent, je ne regarde même plus le ciel. Si je voyais un nuage à qui le montrerais‑je ?

Te souviens‑tu des festins misérables que nous apportions dans nos pauvres habitations de nomades ? Te rappelles‑tu comme le pain est bon lorsqu'on se l'est procuré par miracle et qu'on le mange à deux ? Et notre dernier hiver à Voronej. Notre heureuse misère, et la poésie. Je me rappelle qu'une fois, nous revenions des bains après avoir acheté des œufs ou des saucisses. Une charrette de foin passa. Il faisait encore froid et je grelottais dans ma veste (c'est notre destin de grelotter je sais combien tu as froid !) Et j'ai gardé le souvenir de ce jour‑là : j'ai compris alors, jusqu'à en avoir mal, que cet hiver, ces journées, ces souffrances, c'était le plus grand et le dernier bonheur que nous devions connaître.

Chacune de mes pensées est pour toi. Chacune de mes larmes et chacun de mes sourires sont pour toi. Je bénis chaque jour et chaque heure de notre vie amère, mon ami, mon compagnon, mon guide d'aveugle, aveugle lui‑même.

Nous nous cognions l'un dans l'autre, comme des chiots aveugles, et nous étions heureux. Et ta pauvre tête délirante, et toute la folie avec laquelle nous brûlions notre existence ! Quel bonheur c'était, et comme nous avons toujours su que c'était cela le bonheur.

La vie est longue. Qu'il est long et difficile de mourir seul, ou seule. Est‑ce le sort qui nous attend, nous qui étions inséparables ? L'avons‑nous mérité, nous qui étions des chiots, des enfants, et toi qui étais un ange ? Et tout continue. Et je ne sais rien. Mais je sais tout, et chacune de tes journées et chacune de tes heures, je les vois clairement, comme dans un rêve.

Tu venais me rendre visite chaque nuit dans mon sommeil, et je te demandais sans cesse ce qui était arrivé mais tu ne répondais pas.

Mon dernier rêve : j'achète une nourriture quelconque au comptoir malpropre d'une boutique malpropre. Je suis entourée d'étrangers, et après avoir fait mes achats, je me rends compte que je ne sais pas où porter tout cela, car je ne sais pas où tu es.

A mon réveil, j'ai dit à Choura "Ossia est mort." Je ne sais pas si tu es en vie, mais c'est à partir de ce jour‑là que j'ai perdu ta trace. Je ne sais pas où tu es. Je ne sais pas si tu m'entendras. Si tu sais combien je t'aime. Je n'ai pas eu le temps de te dire combien je t'aimais. Et je ne sais pas le dire maintenant non plus. Je répète seulement : toi, toi ... Tu es toujours avec moi, et moi, sauvage et mauvaise, moi qui n'ai jamais su pleurer simplement, je pleure, je pleure, je pleure.
C'est moi, Nadia. Où es‑tu ? Adieu.

Nadedja Mandelstam.22 octobre 1938

Dernière lettre de Nadedja à Ossia Mandelstam




Nadejda Mandelstam




Ossip Mandelstam (1923)

Photos du Net



Je ne suis pas encore mort, encore seul,

Tant qu'avec ma compagne mendiante

profite de la majesté des plaines,

De la brume, des tempêtes de neige, de la faim.



Dans la beauté, dans le faste de la misère,

Je vis seul, tranquille et consolé,

Ces jours et ces nuits sont bénis

le travail mélodieux est sans péché.



Malheureux celui qu'un aboiement effraie

Comme son ombre et que le vent fauche,

Et misérable celui qui, à demi mort,

Demande à son ombre l'aumône.


Ossip Mandelstam



13-16 janvier 1937 Deuxième cahier de Voronej

Traduit par Philippe Jaccottet



Lettres d'Ossip Mandelstam

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"Le présent volume regroupe deux cent quarante-sept lettres écrites ou dictées par Ossip Mandelstam, l'un des grands poètes russes du XXe siècle.
La première lettre dont nous disposons est de 1903 (Mandelstam a douze ans et demi). La dernière est écrite, en 1938, du Goulag, un mois et demi avant sa mort.
C'est un vrai "miracle" que ces lettres (une partie seulement de la correspondance ) aient été conservées : d'ordinaire, on détruisait instantanément toute trace de lien avec un ami, voire un parent, soudain compromettant, devenu, une nuit, un de ces disparus dont on ne savait trop s'ils étaient détenus ou déjà fusillés.
Enjouées ou poignantes, tragiques ou implacables, ces lettres, qui sont souvent de magnifiques lettres d?amour adressées à Nadejda Mandelstam, renouvelleront notre connaissance de l'oeuvre et du destin du poète."
Préface d'Annie Epelboin


2 commentaires:

  1. Oui, très beau et rempli d'émotion et d'amour !
    Merci à vous d'avoir lu et déposé quelques mots ! Au plaisir

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