dimanche 20 mai 2018

Autour de L'Ecume des jours, de Boris Vian












Avant-propos
Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements
à priori. Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. Il faut se garder d’en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir besoin d’être formulées pour qu’on les suive. Il y a seulement deux choses :
c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. On le voit, c’est un procédé avouable, s’il en fut.
La Nouvelle-Orléans.
10 mars 1946.






"Mets-moi de la musique, mon Colin, dit Chloé. mets des airs que tu aimes.
- Ca va te fatiguer", dit Colin.
Il parlait de très loin, il avait mauvaise mine. Son coeur tenait toute la place dans sa poitrine, il ne s'en rendait compte que maintenant.
"Non, je t'en prie" dit Chloé.
Colin se leva, descendit la petite échelle de chêne et chargea l'appareil automatique. Il y avait des hauts-parleurs dans toute les pièces. Il mit en marche celui de la chambre.
"Qu'as-tu mis?" demanda Chloé.
Elle souriait. Elle le savait bien.
"Tu te rappelles? dit Colin.
- Je me rappelle...
- Tu n'as pas mal?
- Je n'ai pas très mal..."
A l'endroit où les fleuves se jettent dans la mer, il se forme une barre difficile à franchir, et de grands remous écumeux où dansent les épaves."




Il se rapprocha d'elle et la prit près de lui. Il embrassait ses pauvres yeux affolés et sentait son coeur battre à coups sourds et lents dans sa poitrine.
- On va te guérir, dit-il. Ce que je voulais dire, c'est qu'il ne pouvait rien arriver de pire que de te voir malade, quelle que soit la maladie.
_ J'ai peur ... dit Chloé. Il m'opérera sûrement.
- Non , dit Colin. Tu seras guérie avant.
- Qu'est ce qu'elle a ? répéta Nicolas. Je peux faire quelque chose ?
Lui aussi avait l'air très malheureux. Son aplomb ordinaire s'était fortement ramolli.
- Ma Chloé ... dit Colin. Calme toi.
- C'est sûr, dit Nicolas. Elle sera guérie très vite.
- Ce nénuphar, dit Colin. Où a-t-elle pu attraper ça ?
- Elle a un nénuphar ? demanda Nicolas, incrédule.
Dans le poumon droit, dit Colin. Le professeur croyait au début que c'était simplement quelque chose d'animal. Mais c'est ça. On l'a vu sur l'écran. Il est déjà assez grand, mais enfin, on doit pouvoir en venir à bout.





La métaphore du nénuphar













 Vraiment, dit le chat, ça ne m’intéresse pas énormément.
_ Tu as tort, dit la souris. Je suis encore jeune et jusqu’au dernier moment, j’étais bien nourrie.
_ Mais je suis bien nourri aussi, dit le chat, et je n’ai pas du tout envie de me suicider, alors tu vois pourquoi je trouve ça anormal.
_ C’est que tu ne l’as pas vu, dit la souris.
_ Qu’est- ce qu’il fait ? demanda le chat.
Il n’avait pas très envie de le savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient tout bien élastique.
_ Il est au bord de l’eau, dit la souris, il attend et quand c’est l’heure, il va sur la planche et il s’arrête au milieu. Il voit quelque chose.
_ Il ne peut pas voir grand-chose, dit le chat. Un nénuphar, peut-être.
_ Oui dit la souris, il attend qu’il remonte pour le tuer.
_ Quand l’heure est passée, continua la souris, il revient sur le bord et il regarde la photo.
_ Il ne mange jamais ? demanda le chat.
_ Non, dit la souris, et il devient très faible, et je ne peux pas supporter ça. Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche.
_ Qu’est-ce que ça peut te faire ? demanda le chat. Il est malheureux alors ?...
_ Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est ça que je ne peux pas supporter. Et puis il va tomber dans l’eau, il se penche trop.
_ Alors, dit le chat, si c’est comme ça je veux bien te rendre ce service, mais je ne sais pas pourquoi je dis « si c’est comme ça », parce que je ne comprends pas du tout.
_ Tu es bien bon, dit la souris.
_ Mets ta tête dans ma gueule, dit le chat, et attends.
_ ça peut durer longtemps ? demanda la souris.
_ Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat ; il me faut un réflexe rapide. Mais je la laisserai dépasser, n’ai pas peur.
La souris écarta les mâchoires du chat et fourra sa tête entre les dents aiguës. Elle la retira presque aussitôt.
_ Dis-donc, dit-elle tu as mangé du requin ce matin ?
_ Ecoute, dit le chat, si ça ne te plaît pas, tu peux t’en aller. Moi, ce truc-là, ça m’assomme. Tu te débrouilleras toute seule.
Il paraissait fâché.
_ Ne te vexe pas, dit la souris.
Elle ferma ses petits yeux noirs et replaça sa tête en position. Le chat laissa reposer avec précaution ses canines acérés sur le cou doux et gris. Les moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes. Il déroula sa queue touffue et la laissa traîner sur le trottoir.
Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l’orphelinat de Jules L’Apostolique.




Devant l'église, on s'arrêta, et la boîte noire resta là pendant qu'ils entraient pour la cérémonie. Le Religieux, l'air renfrogné, leur tournait le dos et commençait à s'agiter sans conviction. Colin restait debout devant l'autel.
Il leva les yeux : devant lui, accroché à la paroi, il y avait Jésus sur sa croix. Il avait l'air de s'ennuyer et Colin lui demanda :
- Pourquoi est-ce que Chloé est morte?
- Je n'ai aucune responsabilité là-dedans, dit Jésus. Si nous parlions d'autre chose...
- Qui est-ce que cela regarde? demanda Colin.
Ils s'entretenaient à voix très basse et les autres n'entendaient pas leur conversation.
- Ce n'est pas nous, en tout cas, dit Jésus.
- Je vous avais invité à mon mariage, dit Colin.
- C'était réussi, dit Jésus, je me suis bien amusé. Pourquoi n'avez-vous pas donné plus d'argent, cette fois-ci?
- Je n'en ai plus, dit Colin, et puis, ce n'est plus mon mariage, cette fois-ci.
- Oui, dit Jésus.
Il paraissait gêné.
- C'est très différent, dit Colin. Cette fois, Chloé est morte... Je n'aime pas l'idée de cette boîte noire.
- Mmmmmmm... dit Jésus.
Il regardait ailleurs et semblait s'ennuyer. Le Religieux tournait une crécelle en hurlant des vers latins.
- Pourquoi l'avez-vous fait mourir? demanda Colin.
- Oh!... dit Jésus; N'insistez pas.
Il chercha une position plus commode sur ses clous.
- Elle était si douce, dit Colin. Jamais elle n'a fait le mal, ni en pensée, ni en action.
- Ca n'a aucun rapport avec la religion, marmonna Jésus en bâillant.
Il secoua un peu la tête pour changer l'inclination de sa couronne d'épines.
- Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin. Nous ne méritions pas cela.
Il baissa les yeux. Jésus ne répondit pas. Colin releva la tête. La poitrine de Jésus se soulevait doucement et régulièrement. Ses traits respiraient le calme. Ses yeux s'étaient fermés et Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu.
A ce moment, le Religieux sautait d'un pied sur l'autre et soufflait dans un tube, et la cérémonie était finie.
Le Religieux quitta le premier l'église et retourna dans la sacristoche mettre de gros souliers à clous.
Colin, Isis et Nicolas sortirent et attendirent derrière le camion.
Alors, la Chuiche et le Bedon apparurent, richement vêtus de couleurs claires. Ils se mirent à huer Colin et dansèrent comme des sauvages autour du camion. Colin se boucha les oreilles mais il ne pouvait rien dire, il avait signé pour l'enterrement des pauvres, et il ne bougea même pas en recevant les poignées de cailloux.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire