lundi 4 juin 2018

Mémoire, Giorgos Seferis





Mémoire

Et la mer n'est plus

Et moi, aux mains, rien qu'un roseau:
La nuit était déserte, la lune à son déclin,
Et la terre embaumait de la dernière pluie.
Je murmurai : la mémoire fait mal, où qu'on la touche,
A peine un peu de ciel, et plus de mer du tout,
Ce qu'on tue pendant le jour, on le vide par charretées
derrière la colline.

Mes doigts distraitement jouaient avec cette flûte.
J'avais souhaité bonsoir à un vieux berger : il me l'offrit.
Les autres ont supprimé toute forme de salut;
Ils s'éveillent, se rasent, entament leur journée de tuerie
Comme on taille ou comme on opère, avec méthode
et sans passion;
La douleur, aussi morte que Patrocle et personne n'est
dupe.

Je pensai jouer un air, mais j'eus honte de l'autre monde
Celui qui me voit au-delà de la nuit, au coeur de ma lumière,
Tramé de corps vivants, de coeurs ouverts,
Et l'amour, qui appartient autant aux Furies
Qu'à l'homme, à la pierre, à l'eau, et à l'herbe
Et à la bête qui dévisage la mort venant la saisir.

J'avançais ainsi sur le sentier obscur.
Je retournai dans mon jardin, j'enfouis le roseau
Et de nouveau murmurai : un jour, à l'aube
La résurrection viendra;
La rosée de ce matin scintillera, comme les arbres
brillent au printemps.
Et à nouveau la mer... Aphrodite une nouvelle fois
jaillira de la vague;
Nous sommes cette graine qui périt. Et je regagnai
ma maison vide.

Gorgios Séféris

Poèmes , p.146
éd. Mercure de France
trad. Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki
Prix Nobel 1963



© photo fruban 




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