mercredi 13 août 2014

A Maïakovski , de Marina Tsvétaïéva

A Maïakovski


Je jetterai sur la paume
Du grain couleur de feu
Pour qu' il se tienne au-dessus de l'abîme
du monde
Rouge comme le feu.


En plein synode
Des grands seigneurs soviétiques...
__ Salut, Sérioja !
__ Salut, Volodia !

Tu n'en pouvais plus ? __ Pas trop.
__ Des raisons générales ?
__ Non, personnelles.

__ Le coup est bien parti ? __ Normal.
__ Ca a bien brûlé ? __ Excellemment.

__ Alors comme ça ta vie est bouclée ?
__ J'ai passé la main, comme on dit aux cartes.

... Ca va pas, Sérioja !
... Ca va pas, Volodia !

Tu te souviens comme tu m'avais étrillé
De toute ton énorme voix de basse
Qui secouait les planches ?
__ On peut

Laisser ça.... __ Ta barque de l'amour,
Comme canot de sauvetage !
C'est vraiment pour une jupe ?
__ Pas pire que la vodka.

Avec ton muscle gonflé
Tu es toujours entre deux vodkas ?
Ca va pas, Sérioja.
__ Ca va pas, Volodia.

Toi c'est pas un rasoir,
Du proprement fait.
Alors comme ça ta carte
Est abattue ? __ Ca coule.

__ Mets une feuille de plantain.
__ Le collodion aussi fait pas mal.
On en met, Sérioja ?
__ On en met, Volodia.

Et dans notre vieille Russie
Comment ça va ? __ C'est-à-dire
Où ? __ En U-èr-ès-ès
Quoi de neuf ? __ Ca construit.

Les parents enfantent.
Les saboteurs sapent
Les éditeurs gouvernent.
Les écrivains grattent.

Un nouveau pont a été bâti
Puis balayé par les hautes eaux.
Toujours la même chose, Sérioja !
__ Toujours la même chose, Volodia.

Et notre vol d'oiseaux chanteurs ?
__ Ces poètes, tu sais, sont des gens d'expérience !
On nous tresse des couronnes
Comme aux morts, mais c'est pour mieux

Nous piller aussitôt. La vieille ROSTA
Laquée par les lendemains qui chantent.
Pasternak tout seul
Ca fait pas beaucoup.

Si on y mettait la main
À leur chute de niveau ?
On y va, Sérioja ?
__ On y va, Volodia !

Et puis tu as le salut...
__ Comment va notre bon
Alexandre Alexandrovitch ?
__ Vois-le là-bas, devenu ange !

__ Et Fédor Kouzmitch ? __ Près du canal,
À la recherche des joues rouges de sa femme.
__ Goumiliov Nikolaï ?
__ Il es t à l'Est.

(Sur une natte sanglante,
Dans une pleine charrette...)
__ Toujours la même chose, Sérioja ?
__ Toujours la même chose, Volodia !

Mais puisque c'est pareil,
Volodia mon cher,
Si nous portions encore une fois
La main sur nous, bien que des mains

Nous n'en ayons plus ?
__ Malgré ça,
Sérioja vieux frère,
Posons une grenade
Sous cet empire aussi !

Et dans cette Aube
Que nous aurons déclenchée
Nous allons bâtir, Sérioja !
__ Oui, nous allons bâtir, Volodia !

Août 1930

Marina Tsvetaëva
in, Insomnie et autres poèmes

Poésie / Gallimard


Notes

L'épigraphe-inexacte-est tirée du roman Pétersbourgd'Andréi Biély. Le poème met en scène la rencontre dans l'au-delà entre les deux grands suicidés (Marina Tsévaiéva sera la troisième) de la poésie russe: Sergueï (Sérioja) Essénine (1895-1925), mort par pendaison et Vladimir (Volodia) Maïakovski (1893-1930), qui se tira une balle dans le coeur.

La « vieille ROSTA » est une agence télégraphique de Russie, pour laquelle Maïakovski rédigea en vers-et dessins parfois-de nombreuses affiches de propagande.

1 commentaire:

  1. Sous Poutine ce dialogue d'outre tombe, ou d'outre noir comme aurait dit le facétieux Soulages, reste d'une cuisante actualité.
    Cristian

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