samedi 28 mars 2015

Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée, Pablo Neruda

crédit photo fruban

                                  IX

Ivre de longs baisers, ivre des térébinthes,
je dirige, estival, le voilier des roses,
me penchant vers la mort de ce jour si ténu,
cimenté dans la frénésie ferme de la mer.

Blafard et amarré à mon eau dévorante
croisant dans l'aigre odeur du climat découvert,
encore revêtu de gris, de sons amers,
et d'un triste cimier d'écume abandonnée.

Je vais, dur, passionné, sur mon unique vague,
lunaire, brusque, ardent et froid, solaire,
et je m'endors d'un bloc sur la gorge des blanches
îles fortunées, douces comme des hanches fraîches.

Mon habit de baisers tremble en la nuit humide
follement agité d'électriques décharges,
d'hébraïque façon divisé par des songes
l'ivresse de la rose en moi s'est déployée.

En remontant les eaux, dans les vagues externes,
ton corps jumeau et qui se soumet dans mes bras
comme un poisson sans fin s'est collé à mon âme
rapide et lent dans cette énergie sous les cieux.

Pablo Neruda in, Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée

Poésie/Gallimard





Ton souvenir émerge de la nuit où je suis,
Le fleuve noue sa lamentation obstinée à la mer.

Abandonné comme les quais dans l'aube,
C'est l'heure de partir, oh abandonné !

Sur mon coeur pleuvent de froides corolles.
Ô sentine de décombres, féroce grotte de naufragés !

En toi s'accumulèrent les guerres et les envols.
De toi déplièrent leurs ailes les oiseaux du chant.

Tu as tout englouti, comme le lointain.
Comme la mer, comme le temps. Tout en toi fut naufrage !

C'était l'heure joyeuse de l'assaut et le baiser.
L'heure de la stupeur ardente comme un phare.

Anxiété de pilote, furie de plongeur aveugle,
trouble ivresse d'amour, tout en toi fut naufrage !

Dans l'enfance de brouillard mon âme ailée et blessée.
Découvreur perdu, tout en toi fut naufrage.

Tu enlaças la douleur, tu t'agrippas au désir,
la tristesse te coucha, tout en toi fut naufrage !

J'ai fait reculer la muraille d'ombre,
j'ai marché au-delà du désir et de l'acte.

Ô chair, ma chair, femme que j'ai aimée et perdue,
c'est toi dans cette heure humide que j'évoque et fais chant.

Comme un vase tu abritas l'infinie tendresse,
et l'oubli infini te réduisit en miettes comme un vase.

J'étais la noire, noire solitude des îles,
et là, femme d'amour, m'accueillirent tes bras.

J'étais la soif et la faim, et toi tu fus le fruit.
J'étais le deuil et les ruines, et toi tu fus le miracle.

Ah femme, je ne sais comment tu pus me contenir
dans la terre de ton âme, et dans la croix de tes bras !

Mon désir de toi fut le plus terrible et court,
le plus désordonné et soûl, le plus tendu et avide.

Cimetière de baisers, il y a encore du feu dans tes tombes,
les grappes resplendissent encore picorées d'oiseaux.

Oh la bouche mordue, oh les membres baisés,
oh les dents affamées, oh les corps tressés.

Oh l'accouplement fou d'espoir et d'effort
en lequel nous nous sommes noués et désespérés.

Et la tendresse, légère comme l'eau et la farine.
Et le mot à peine commencé sur les lèvres.

Cela fut mon destin et en lui voyagea mon désir ardent.
et en lui chuta mon désir ardent, tout en toi fut naufrage !

Ô sentine de décombres, en toi tout chutait,
quelle douleur n'exprimas-tu pas, quelles vagues ne te noyèrent pas !

De cahot en cahot tu continuas à flamboyer et à chanter.
Debout comme un marin à la proue d'un bateau.

Encore tu fleuris en chants, encore tu t'épanchas en courants.
Ô sentine de décombres, puits ouvert et amer.

Pâle plongeur aveugle, infortuné frondeur,
découvreur perdu, tout en toi fut naufrage !

C'est l'heure de partir, l'heure dure et froide
que la nuit fixe aux petites aiguilles des montres.

La ceinture bruyante de la mer enserre la côte.
Surgissent de froides étoiles, émigrent de noirs oiseaux.

Abandonné comme les quais dans l'aube.
Seule l'ombre tremblante se contorsionne dans mes mains.

Ah au-delà de tout. Ah au-delà de tout.

C'est l'heure de partir. Oh abandonné !

Pablo Neruda

Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée
         traduction Claude Couffon et Christian Rinderknecht

Poésie / Gallimard p 89 à 95


crédit photo fruban

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