lundi 24 mars 2014

J'explique certaines choses (Pablo Neruda)


Vous allez demander: Où sont donc les lilas ?
Et la métaphysique couverte de coquelicots ?
Et la pluie qui frappait si souvent
vos paroles les remplissant
de brèches et d'oiseaux?
Je vais vous raconter ce qui m’arrive.
Je vivais dans un quartier
de Madrid, avec des cloches,
avec des horloges, avec des arbres.
De ce quartier on apercevait le visage sec de la Castille ainsi qu'un océan de cuir.
Ma maison était appelée
la maison des fleurs, parce que des tous côtés
éclataient les géraniums : c'était
une belle maison
avec, des chiens et des enfants.
Raoul, te souviens-tu ?
Te souviens-tu, Rafael ?
Federico, te souviens-tu
sous la terre,
te souviens-tu de ma maison et des balcons où
la lumière de juin noyait des fleurs sur ta bouche ?
Frère, frère !
Tout
n'était que cris, sel de marchandises,
agglomérations de pain palpitant,
marchés de mon quartier d'Arguelles avec sa statue
comme un encrier pâle parmi les merluches :
l'huile arrivait aux cuillères,
un profond battement
de pieds et de mains emplissait les rues,
métros, litres, essence
profonde de la vie,
poissons entassés,
contexture de toits cernés d'un soleil froid dans lequel
la flèche se fatigue,
délirant ivoire des fines pommes de terre,
tomates recommencées jusqu'à la mer.
Et un matin tout était en feu
et un matin les bûchers
sortaient de terre
dévorant les êtres vivants,
et dès lors ce fut le feu,
ce fut la poudre,
et ce fut le sang.
Des bandits avec des avions, avec des maures,
des bandits avec des bagues et des duchesses,
des bandits avec des moines noirs pour bénir
tombaient du ciel pour tuer des enfants,
et à travers les rues le sang des enfants
coulait simplement, comme du sang d'enfants.
Chacals que le chacal repousserait,
pierres que le dur chardon mordrait en crachant,
vipères que les vipères détesteraient!
Face à vous j'ai vu le sang
de l'Espagne se lever
pour vous noyer dans une seule vague
d'orgueil et de couteaux!
Généraux
de trahison :
regardez ma maison morte,
regardez l'Espagne brisée :
mais de chaque maison morte surgit un métal ardent
au lieu de fleurs,
mais de chaque brèche d'Espagne
surgit l'Espagne,
mais de chaque enfant mort surgit un fusil avec des yeux,
mais de chaque crime naissent des balles
qui trouveront un jour l'endroit
de votre coeur.
Vous allez demander pourquoi votre poésie
ne parle-t-elle pas du rêve, des feuilles,
des grands volcans de votre pays natal ?
Venez voir le sang dans les rues,
venez voir
le sang dans les rues,
venez voir le sang
dans les rues !


Pablo Neruda

Résidence sur la Terre, Editions Gallimard , 1969, traduction de Guy Suares, revue par Mélina Cariz




Version originale




Preguntaréis: Y dónde están las lilas?
Y la metafísica cubierta dé amapolas?
Y la lluvia que a menudo golpeaba
sus palabras llenándolas
de agujeros y pájaros?
Os voy a contar todo lo que me pasa.
Yo vivía en un barrio
de Madrid, con campanas,
con relojes, con árboles.
Desde allí se veía
el rostro seco de Castilla
como un océano de cuero.
Mi casa era llamada
la casa de las flores, porque por todas partes
estallaban geranios: era
una bella casa
con perros y chiquillos.
Raúl, te acuerdas?
Te acuerdas, Rafael?
Federico, te acuerdas
debajo de la tierra,
te acuerdas de mi casa con balcones en donde
la luz de junio ahogaba flores en tu boca?
Hermano, hermano!
Todo
eran grandes voces, sal de mercaderías,
aglomeraciones de pan palpitante,
mercados de mi barrio de Arguelles con su estatua
como un tintero pálido entre las merluzas:
el aceite llegaba a las cucharas,
un profundo latido
de pies y manos llenaba las calles,
metros, litros, esencia
aguda de la vida,
pescados hacinados,
contextura de techos con sol frío en el cual
la flecha se fatiga,
delirante marfil fino de las patatas,
tomates repetidos hasta el mar.
Y una mañana todo estaba ardiendo
y una mañana las hogueras
salían de la tierra
devorando seres,
y desde entonces fuego,
pólvora desde entonces,
y desde entonces sangre.
Bandidos con aviones y con moros,
bandidos con sortijas y duquesas,
bandidos con frailes negros bendiciendo
venían por el cielo a matar niños,
y por las calles la sangre de los niños
corría simplemente, como sangre de niños.
Chacales que el chacal rechazaría,
piedras que el cardo seco mordería escupiendo,
víboras que las víboras odiaran!
Frente a vosotros he visto la sangre
de España levantarse
para ahogaros en una sola ola
de orgullo y de cuchillos!
Generales
traidores:
mirad mi casa muerta,
mirad España rota:
pero de cada casa muerta sale metal ardiendo
en vez de flores,
pero de cada hueco de España
sale España,
pero de cada niño muerto sale un fusil con ojos,
pero de cada crimen nacen balas
que os hallarán un día el sitio
del corazón.
Preguntaréis por qué su poesía
no nos habla del sueño, de las hojas,
de los grandes volcanes de su país natal?
Venid a ver la sangre por las calles
venid a ver
la sangré por las calles,
venid a ver la sangre
por las calles!











2 commentaires:

  1. On peut se poser la question "pourquoi ces poèmes ?" on répond "non. Pourquoi tant de cruauté, de haine ?"Le poète est gardien de la mémoire. En extériorisant la souffrance, il évite que l'oubli instaure son règne . C'est aussi cela la fonction et la grandeur de la poésie.
    " ...l'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer, mais à la nuit même qu'elle explore et qu'elle se doit d'explorer: celle de l'âme elle-même et du mystère où baigne l'être humaine... Et c'est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l'événement
    historique.Et rien du drame de son temps ne lui est étranger ..." Saint-John Perse - son allocution lors de la remise du prix Nobel de littérature en 1960. MFZ

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  2. Merci Marie-Flore ! St John Perse dit juste à travers ces extraits de son discours.Et merci à toi de ta présence ici ! Je vais chercher le texte original en chilien, je croyais l'avoir joint.

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